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caroline galactéros - Page 12

  • Les peuples européens sont-ils en manque de chefs ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site du Figaro Vox et consacré au besoins de figures politiques représentant l'autorité et la responsabilité. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre(Nuvis, 2013).

     

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    Poutine, Orban : pourquoi les autocrates séduisent à l'Ouest

    Comme les grands fauves, survivants incompris et pourchassés d'un temps révolu, ils se sentent, se reconnaissent, se respectent, même dans l'opposition farouche, et d'une certaine façon aussi se serrent les coudes. Ils méprisent souverainement la faiblesse de leurs interlocuteurs qui leur parlent morale pour masquer leur idéalisme impuissant ou leur cynisme au petit pied. Ils tiennent pour indispensable la centralité de la décision et l'autorité sur leur «peuple» qu'ils ne réduisent pas à une «population» mais entendent guider vers un horizon de puissance et d'influence peut-être contestable mais au moins défini et clair. Pour eux, le collectif est plus que la somme des intérêts particuliers ; il doit incarner quelque chose de plus grand que soi. Ils ont compris que la clef de la popularité durable réside dans le courage de l'impopularité immédiate.

    Le Moyen-Orient ensanglanté est désormais le théâtre central de l'affrontement de deux modèles d'hommes politiques, et dans ce combat, les démocraties européennes ne tiennent plus le manche. Elles prétendent incarner le stade abouti du Progrès humain, du Vrai, du Juste et du Bon, mais sont en pleine crise sociale, morale et politique. Une crise aigüe de la représentativité et de la crédibilité de leur personnel politique lui-même. Elles prennent de plein fouet l'affirmation de pouvoirs plus directs, confiants et déterminés qui leur jettent le gant et remportent la mise. La Russie, la Chine, l'Iran, les figures autoritaires d'un Assad, d'un Erdogan ou d'un al Sissi incarnent chacune à leur manière ce renversement des modèles de pouvoir.

    Alors, on moque leurs ambitions pour les décrédibiliser, on les insulte pour ne pas avoir à les écouter, on cherche à les confondre avec des figures ultimes de la régression, en l'espèce celles des chefs sanguinaires de groupes islamistes aussi diaboliques que charismatiques, qui revendiquent eux aussi le statut «d'Etat» et le mettent en œuvre sur un mode structuré et centralisé qui nous laisse pantois.

    La vérité est que nos vieilles structures institutionnelles sont impuissantes à tempérer l'agressivité et l'influence de ces «nouveaux acteurs». Ce retour de bâton de la verticalité politique répond à la dématérialisation massive de l'économie (dans le sillage de l'explosion du numérique), à «l'horizontalisation» des rapports sociaux, au développement de «communautés» de toute nature qui revendiquent leur «exterritorialité» et remettent en cause les notions d'Etat, de nation et de citoyen, ravalé au rang de pur consommateur de services prétendument gratuits. Le projet presque abouti de cités flottantes dans les eaux internationales, à l'abri de toute contrainte fiscale ou sociale en est sans doute un avatar extrême. L'Etat y est vu comme une structure inefficace et gourmande vivant sur le dos des nouveaux capitalistes libertariens de l'ère numérique. Ces «cités» ne sont plus des lubies de savant fou. C'est pour demain…mais ce ne sera pas pour vous! Ces enclaves sont réservées à ceux qui pourront se permettre cette sortie du magma populeux condamné lui à l'ordinaire de la vie en démocratie moderne.

    L'idée de l'Etat est donc partout en Occident mise à mal et assimilée à une régression sociale et économique, alors même que les frontières n'ont jamais été plus nécessaires pour rendre supportable la coexistence de sociétés humaines atomisées par l'ultra-individualisme et toutes en quête de sens, de structure, de «haut» et de «bas». Au point que nos vieux pays se hérissent de «murs» et clôtures dérisoires pour se protéger «d'invasions» diverses qu'ils n'osent plus contrôler ni même identifier. Or, c'est précisément pour avoir voulu abattre les frontières et mélangé tout et tous, pour avoir nié toute hiérarchie des valeurs et comportements, toute notion de «devoirs» imposés aux citoyens de l'ensemble européen, que l'Europe aujourd'hui se délite, se déchire et est prise d'assaut.

    L'Occident déboussolé s'est donc égaré dans ces utopies de fluidité et d'immatérialité et applique à tous les sujets cette vision horizontale de l'humanité. Quant au «politique» occidental, il suit. Il n'a plus rien à voir avec la figure d'un homme d'Etat. Nos politiciens se vautrent dans la «normalité» comme dans une fange miraculeuse. Depuis trop longtemps, ils se refusent à prendre le risque de guider le troupeau de leurs concitoyens repus et ombrageux. Ils ne font que relayer et inscrire dans la norme et la loi les «évolutions sociétales» de toutes natures censées représenter l'état présent de progrès et de modernité de leurs pays. C'est ce qu'ils appellent «gouverner». Mais personne ne gouverne ni ne dirige plus rien depuis longtemps. On «gère», on organise la concertation et le «dialogue social» permanents pour paralyser la décision, à la recherche du plus petit dénominateur commun que l'on fait passer pour la sanction vertueuse d'un choix majoritaire. On empile les couches de «représentants», on organise le clientélisme local, on achète la paix sociale (de plus en plus relative) et surtout, on ne promet plus rien de beau ou de grand. Pas de «sang et de larmes» non plus ; juste de rester vivants dans la grande tourmente d'un monde livré à la marchandise et aux marchands. Et l'abstention explose, et le désamour du politique, le désengagement, l'indifférence de nos concitoyens se consolident …Et les populistes se frottent les mains, prêts à rafler la mise.

    Ce refus de l'obstacle, du risque, du courage et du choix, conduit évidemment nos politiciens à rejeter les figures de l'autorité politique qui osent bâtir leur crédibilité sur la rupture, l'exceptionnalité et parfois même l'exemplarité. Prendre le risque de l'impopularité pour construire l'avenir n'est plus envisageable, voire hautement dévalué au sein du monde politique occidental, unanime à taxer tout téméraire d'aventurisme, de démagogie voire de fascisme. Tandis que nous nous gargarisons de posséder des dirigeants «normaux», nous n'avons en fait que des politiques ordinaires qui tremblent devant la démocratie directe ou le simple vote de leur concitoyens furieux de leur impuissance manifeste et se savent si déconnectés de leurs mandants qu'ils préfèrent continuer à leur faire prendre à grands frais (la dette, les lois) des vessies pour des lanternes et à leur vendre de l'abandon et du renoncement pour de la liberté et du libre arbitre.

    Mais il y a pire. Notre classe politique ne se contente pas de faire passer sa médiocrité pour une vertu. Nos dirigeants ne supportent plus ceux de leurs homologues internationaux qui usent et parfois abusent d'autorité. Pas une tête ne doit dépasser. Il faut dégommer les autocrates ou les despotes éclairés au plus tôt, les stigmatiser l'œil sombre et le doigt vengeur, en faire d'innommables tyrans ou, au mieux, des chefs de «démocratures» aux noirs desseins. Pourquoi? Pour leur substituer de soi-disant «modérés» plus représentatifs? En ce cas, c'est un échec complet et planétaire. Non! Il y a en creux une grande dose d'envie dans cette curée tragi-comique, de la jalousie dans cet opprobre courroucé et ces anathèmes ridicules. Ces hommes forts sont des offenses vivantes et bien trop résistantes à l'arasement impérieux des identités et volontés nationales récalcitrantes à l'ordre démocratique supérieur qui veut étendre ses bienfaits «naturels» à la planète entière.

    À l'aune de ce projet horizontal, toute «verticale du pouvoir» devient une infamie … Dès lors, les figures d'un Milosevic, d'un Saddam Hussein, d'un Kadhafi, d'un Assad leur sont insupportables. Comment font-ils pour rester au pouvoir en dépit de tant de morgue et de violence? Pourquoi diable leurs peuples les soutiennent-ils avec ferveur? Arriérés sans doute, n'ayant pas encore vu la lumière! Et il faut bien admettre que ces grands animaux politiques connaissent le communautarisme bouillonnant qui fragilise leurs Etats composites. Et ils font avec ; avec la main très lourde parfois. Pour préserver leur pouvoir certes mais aussi leurs Etats autrefois découpés sans vergogne et en dépit du bon sens par nos soins.

    A l'heure actuelle, parmi les «survivants» de notre vaste entreprise de «nettoyage» de l'anormalité politique, c'est sans doute Vladimir Poutine qui tient la corde. Quel scandale! Cet homme ose embrasser dans sa vision et ses discours toute l'histoire, sombre et lumineuse, de la Russie immémoriale! Et ça marche! Sa popularité ne faiblit pas tandis que nous nous éreintons vainement en génuflexions repentantes, les oreilles basses et le regard implorant, reniant allègrement les époques de l'histoire nationale qui nous ont placés à la tête d'un monde et d'un dessein. Au son du canon sans doute, car c'était alors ainsi que se forgeaient les empires. Au prix du sang versé aussi, le nôtre et celui de nos adversaires ou de nos conquêtes. Comment le nouveau Tsar peut-il, lors des cérémonies d'ouverture des jeux d'hiver de Sotchi, oser intégrer la période stalinienne à sa rétrospective poétique de l'histoire multiséculaire et grandiose de la Russie? C'est tout simple: il a conscience que l'Histoire est la chair même d'une nation. La modernité et ses utopies sont de chaque époque. Pardonner et «se pardonner» dans une communion collective les erreurs politiques passées permet de les inscrire dans une continuité historique et humaine, de réunir un peuple, de le grandir en le replaçant sur un horizon qui le transcende. C'est l'amnésie qui affaiblit l'imaginaire collectif et national en chacun de nous et aux yeux du monde. Sans mémoire du passé, l'avenir n'est qu'un abîme. Vladimir Poutine fait des liens entre les premiers Tsars, «blancs» puis «rouges» et lui-même. Il ne s'agit pas de le juger mais de le comprendre: Il fait de la politique…en Russie et désormais au Moyen Orient, où nous ne sommes pas encore revenus de son irruption militaire soudaine et décisive.

    Sans doute est-il temps de s'interroger sur les qualités d'un bon dirigeant pour guider nos vieilles nations entre les écueils de la modernité. Au nom de quoi mon «semblable» devrait-il me diriger? Me «représente-il» efficacement uniquement parce qu'il me ressemble? Parce qu'il n'est ni ne pense rien de plus ou d'autre que moi? Dans ce cas, pourquoi lui plutôt qu'un autre ou que moi? Ne doit-il pas m'être supérieur, voir plus loin et mieux que moi, prendre de la hauteur, penser collectif, comprendre le monde et ses enjeux, avoir une volonté exceptionnelle et savoir l'imposer? L'homme d'Etat porte-il sa normalité en écharpe telle un titre de gloire? Ne devrait-il pas au contraire faire montre d'un tempérament et de qualités «extra-ordinaires» au sens propre du terme? L'exceptionnalité seule donne la légitimité et le temps pour réaliser un projet national dans le marigot infesté de crocodiles de la scène internationale. Surtout si l'on veut vous en empêcher.

    Nous baignons en Europe comme dans du formol, dans une illusion de paix et de prospérité qui endort nos peuples et nos élites, les empêchant de voir la menace qui monte, extérieure mais aussi intérieure. Cette menace, ce n'est pas l'Islam radical, qui n'est qu'un loup dans une bergerie dont les portes sont grandes ouvertes ; c'est le renoncement muet des Nations et des Etats à affirmer leur identité dans toute leur richesse, leur complexité, leurs paradoxes. En France, l'estime de soi nationale fond comme la banquise. L'heure est à la repentance, à l'automutilation collective jubilatoire pour complaire à ceux de nos partenaires ou adversaires qui nous contestent même les maigres vestiges de notre puissance enfuie. Cette honte de soi renforce le délitement de la cohésion nationale et du sentiment d'appartenance à un passé profond, riche, glorieux et aussi nécessairement douloureux. Il devient urgent de réfléchir aux ravages de notre célébration entêtée de la «normalité» en politique, cache misère de la déresponsabilisation et du renoncement à l'exercice difficile de l'autorité. Peut-on encore juger cette normalité salutaire ou ne serait-ce qu'utile au pays, quand celui-ci s'enfonce sans mot dire dans l'insignifiance politique et stratégique et pratique l'hypnose de masse sur sa population sommée de croire en des lendemains qui chantent? Chaque Etat, tous les Etats, ont besoin de figures politiques de l'autorité et de la responsabilité, imparfaites mais qui assument leurs choix et essaient d'incarner leur vision dans une action politique ambitieuse. Cela vaut mieux que ne rien oser, écouter tout le monde, faire plaisir à chacun, mettre en musique la cacophonie des corporatismes et des égoïsmes et appeler cela de l'Opéra. Forfanterie. Et forfaiture.

    Caroline Galactéros (Figaro Vox, 29 octobre 2015)

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  • Le cas de conscience, une nouvelle arme de destruction massive...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site du Point et consacré à l'impuissance de l'Europe face à la question stratégique de l'invasion migratoire. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013).

     

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    Migrants, le cas de conscience comme nouvelle arme de destruction massive

    Selon l'agence Frontex, 107 500 migrants se sont présentés aux frontières de l'Union européenne en juillet, autant que durant toute l'année 2014. Depuis janvier, plus de 224 000 seraient partis à l'assaut de l'Europe (HCR), 160 000 seraient déjà arrivés sur les côtes grecques, et plus de 2 500 se seraient noyés dans ces traversées de tous les dangers. Selon Berlin, plus de 700 000 malheureux devraient d'ici la fin de l'année avoir cherché à s'établir en Allemagne, dont 40 % en provenance des Balkans (qui viennent d'être déclarés « sûrs » pour limiter l'appel d'air). 10 à 15 % seulement de ces populations sont des « réfugiés politiques », l'immense majorité des autres fuient la misère. Judicieux calcul, singulièrement en France, si l'on considère, avec la Cour des comptes, que 1 % des déboutés du droit d'asile sont effectivement reconduits à la frontière...

    Chaque jour porte son lot de nouvelles sinistres : un naufrage en Méditerranée de miséreux terrifiés, le Tunnel sous la Manche paralysé par les passages sauvages, les îles grecques prises d'assaut, la France débordée à Calais, l'Italie à Vintimille, la panique d'États membres déchirés entre empathie et indifférence. La cacophonie européenne habituelle, se rassure-t-on. Non. Cette fois, l'Europe fait face à une attaque sans précédent, au moins partiellement planifiée, qui vise la déstructuration en profondeur de nos sociétés. L'Allemagne se raidit et dénonce la réalité d'une immigration « de confort ». La Hongrie, l'Autriche, la Bulgarie, le Danemark n'entendent pas plus se laisser prendre dans la mélasse de la mauvaise conscience. Mais, sans action radicale et coordonnée, c'est l'adversaire qui triomphe, instrumentalisant notre humanisme empathique, secondé par des médias avides de sensationnalisme. Lorsqu'on voit des policiers ou des marins excédés dégonfler des canots surchargés de pauvres hères, c'est l'image de l'Europe accueillante qui succombe, c'est notre vulnérabilité qui crève l'écran. L'Europe n'est plus une forteresse protectrice de ses peuples, c'est une passoire.

    Une crise est géopolitique bien plus qu'humanitaire

    Mais cette crise est géopolitique bien plus qu'humanitaire : nous nous débattons dans le piège tendu par une organisation terroriste État islamique très organisée et surtout conséquente. Le « calife » al-Baghdadi, chef de Daesh, que nous répugnons toujours à combattre au sol, nous contentant de frappes si ciblées qu'elles ne font que galvaniser ses effectifs grandissants, n'avait-il pas annoncé dès février dernier qu'il submergerait le fragile esquif européen « de 500 000 migrants à partir de la Libye » si l'Italie se joignait à la coalition ? Les Soudanais, Érythréens, Afghans, Irakiens et Syriens, eux aussi malmenés par les bouleversements géopolitiques en cours en Afrique et au Moyen-Orient, n'ont fait que prendre en marche le train de cette macabre prophétie…

    Les dirigeants de Daesh disent ce qu'ils font et font ce qu'ils disent. L'Europe, elle, ne dit toujours pas ce qu'elle veut faire ni ne fait ce qu'elle énonce : le blocus des côtes libyennes, la destruction préventive des bateaux, etc. Souhaitons que l'accord franco-britannique sur la lutte contre les passeurs à Calais nous fasse mentir. Engluée dans la procrastination, l'Europe donne le spectacle quotidien de sa désunion et de sa pusillanimité. Elle est coupable en premier lieu envers ses propres populations. Coupable de ne pas porter le bon diagnostic sur la nature et la gravité de la menace ; de ne pas admettre que ses États sont en guerre, de s'accrocher comme à une bouée dégonflée à ses « valeurs », sans oser le seul choix salutaire : répondre à Daesh. Sur le double front de l'intransigeance migratoire, en mettant déjà en œuvre un blocus militaire sans failles de la Libye et une fermeture efficace de ses frontières, et d'une intervention militaire massive au sol (avec forces spéciales américaines et frappes françaises en Syrie), pour contrer ceux que l'on a trop longtemps soutenus : les islamistes sunnites de « l'Armée de la conquête », qui n'ont rien de modéré ou de représentatif, et veulent mettre en pièces le régime de Bachar el-Assad afin de prendre le pouvoir en Syrie. Même leurs mentors saoudiens commencent à s'en inquiéter.

    Idéalisme entêté, mâtiné de cynisme

    Évidemment, le non-dit implicite du discours de nos « responsables » est que nous sommes les fauteurs de troubles de ces territoires en guerre (Irak, Afghanistan, Syrie, Libye, Sahel…) et que nous devons recueillir les malheureux que notre aventurisme militaire et politique a jetés hors de chez eux. Partiellement vrai. La France s'est, certes, imprudemment engagée en Libye et a contribué à la déstructuration violente de cet État. Mais le chaos irakien, matrice de toute la déstabilisation régionale, ne lui est nullement imputable, et son action courageuse au Sahel, même à l'aune de ses moyens insuffisants, doit être portée à son crédit. Quant à la Syrie, notre dogmatisme à l'égard de Bachar el-Assad qui était (comme Saddam Hussein ou Kadhafi d'ailleurs) le dernier rempart d'un équilibre ethnico-religieux imparfait mais protecteur des minorités, notamment chrétiennes, est désormais clairement en porte-à-faux par rapport au réalisme américain (comme sur les dossiers russe ou iranien).

    Combien de massacres faudra-t-il encore laisser commettre, combien de morts, de chrétiens d'Orient livrés à la sauvagerie de l'ennemi, d'otages et d'attentats, avant de reconnaître que l'on s'est trompé d'ennemi une fois encore ? Espérons que le soutien unanime le 17 août du Conseil de sécurité des Nations unies à un plan « inclusif » pour des pourparlers de paix en Syrie amorce un retour au réalisme politique et stratégique, notamment du côté occidental. Notre idéalisme entêté, parfois mâtiné de cynisme, a contribué depuis quatre ans au martyre de ce pays.

    Il n'est pas trop tard. Mais il faut du courage, celui de dire la vérité et d'en assumer les conséquences. Nous sommes en guerre. Nos opinions l'ont compris. Ce sont nos politiques (et aussi certains « analystes » aussi lunaires qu'irresponsables), notamment en France, qui refusent de l'admettre et de prendre les décisions – pas longtemps impopulaires – qui s'imposent. Devant cette invasion planifiée, nous n'avons plus le choix : nous devons fermer pour quelques années au moins les frontières de l'Europe à toutes les immigrations, humanitaires et même politiques. Nous devons faire en sorte que Daesh comprenne que son entreprise a échoué, qu'il ne submergera pas nos États, n'infiltrera pas ses kamikazes ni ne sèmera la discorde dans nos communautés. Il n'y a pas trente-six façons de convaincre al-Baghdadi et ses sbires, comme d'ailleurs les réseaux de passeurs, que leur idée n'est plus rentable, ni politiquement ni financièrement. La politique européenne doit devenir une politique d'accueil exceptionnel sous conditions strictes. Non plus : « on accueille par principe tout le monde sauf… », mais « on n'accueille personne sauf… » ; strictement l'inverse de ce qui provoque actuellement l'engorgement des dispositifs d'enregistrement et d'accueil. Schengen est mort. Ce dispositif était valable pour la circulation des biens et des capitaux. Mais ces hommes, ces femmes et ces enfants déversés sur les côtes italiennes et grecques ne sont pas des biens ou des capitaux ; ce sont des armes de destruction massive d'un nouveau genre, des vecteurs, malgré eux, de déstabilisation politique et de mutation identitaire.

    Montée des populismes

    À force de nier, de renier son histoire et son identité chrétienne comme s'il s'agissait d'une maladie honteuse, l'Europe, et singulièrement la France, ont offert leurs flancs désarmés à l'offensive politique d'un islam conquérant pris en mains par des chefs déterminés et ambitieux. Notre pusillanimité les ravit. Quel cadeau inespéré que ces politiciens incapables pour la plupart de voir loin, de décider les priorités de l'action publique, ces gestionnaires qui ne dirigent rien et confondent laxisme et relativisme ! L'abstention électorale et la défiance envers le politique explosent ? Qu'à cela ne tienne ! On naturalise massivement de nouvelles catégories d'électeurs, qui voteront bientôt avec gratitude pour des pouvoirs leur assurant une survie confortable aux dépens d'une France laborieuse, d'en haut et d'en bas, écœurée par tant d'opportunisme et d'encouragement au communautarisme et à la haine sociale. Tout cela au nom d'une laïcité dévoyée et de valeurs républicaines distordues par le revanchisme social. Comment oser dès lors s'étonner de la montée d'un populisme qui fait son lit de cette pleutrerie des « partis de gouvernement » quêtant la popularité dans le renoncement ? Le ras-le-bol populaire gronde.

    Comme la France en son temps, l'Europe « ne peut accueillir toute la misère du monde ». Elle n'en a plus les moyens et de moins en moins la volonté. Riche par rapport aux parties du monde à feu et à sang, l'UE est en crise politique et identitaire profonde et en régression économique et sociale sensible par rapport à ses concurrents directs. Sans parler de son poids stratégique en recul. Elle n'est pas attaquée pour rien. Elle est le maillon faible d'un Occident qui vacille. Elle doit prendre soin de ses propres citoyens, et n'a ni emplois, ni logements, ni argent à offrir à des masses de migrants « catapultés », dans une version moderne du siège médiéval, pour modifier la composition démographique, ethnique et religieuse de nos États. Il est en fait de notre devoir moral de stopper l'accueil « de seconde zone » des migrants, indigne de nos standards de solidarité. Le paradoxe n'est qu'apparent. Un peu comme cette consigne de sécurité aérienne contre-intuitive, qui rappelle qu'en cas de dépressurisation de la cabine, il faut d'abord mettre son propre masque à oxygène avant de songer à en munir les enfants et à leur porter secours.

    C'est une décision douloureuse, un renoncement apparent à ce qui a fait l'histoire de l'Europe, et singulièrement celle de la France. Mais nous sommes en lambeaux. Notre identité nationale, le cœur même du « pacte républicain » sont mis à mal, notre société est percée de mille flèches qui ont pour noms démagogie, électoralisme, communautarisme, ultra-individualisme, surendettement public, inefficacité administrative, naïveté internationale, dogmatisme diplomatique. Ce virage sécuritaire serré n'est que la rançon soudaine d'un trop long laxisme, d'un aveuglement entêté sur les ressorts de la résilience des sociétés modernes. Nous payons l'acceptation béate, depuis 25 ans, de « l'horizontalisation » massive du monde, de l'abaissement des États, de l'explosion des réseaux sociaux – vecteurs de progrès pour les libertés mais aussi caisses de résonance  pour les idéologies les plus macabres –, de l'hyper connectivité qui produit peu de lien mais bien des connexions assassines. Nous payons dans la douleur notre renoncement à l'autorité politique, à la hiérarchie des valeurs, à la prescription assumée des comportements individuels et collectifs. La sanction des faits est redoutable. Elle devient mortelle. À quoi sert d'être « le pays des droits de l'homme » si notre population entre dans l'ère de la défiance politique radicale, du chômage de masse et du non-travail, s'appauvrit et se désespère, se voit sommée de financer à fonds perdus des chimères humanitaires alors que ses équilibres sociaux primaires sont mis en péril par ces utopies ?

    Caroline Galactéros (Le Point, 21 août 2015)

     

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  • Occident-Russie : un tango stratégique à haut risque...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site du Point et consacré à la crise ouverte entre l'Occident et la Russie. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre(Nuvis, 2013).

     

     

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    Occident-Russie : un tango stratégique à haut risque

    Danser le tango sur un volcan les yeux fermés, c'est grisant. Cela donne une illusion de puissance. Mais le tango est une danse où l'on ne peut tenir son partenaire à distance, encore moins le mépriser ou le sous-estimer, sans se prendre les pieds dans le tapis. Il faut sinon s'aimer, du moins se rapprocher assez pour avancer sans chuter.

    L'Europe et, derrière elle, l'Amérique sont un peu dans cette situation. Elles croient encore mener la danse, mais humilient tant leur partenaire russe qu'elles vont faire advenir ce qu'elles redoutent. Une prophétie autoréalisatrice dramatique pour la paix et la sécurité mondiales. Notre indécrottable ethnocentrisme pourrait nous entraîner dans une surenchère diplomatico-militaire jusqu'au cratère incandescent de l'affrontement militaire sans autre issue qu'un affaiblissement stratégique durable de notre continent.

    Incapables d'ouvrir les yeux sur nous-mêmes comme sur ce "Grand Russe" et son peuple enamouré d'un autre d'âge, qui heurtent notre conception de la modernité politique, on croit avoir enfin trouvé la parade en criant à la provocation et au complot. Selon l'Occident, les menaces de Vladimir Poutine ne traduisent pas la crispation croissante d'une puissance acculée qui montre les dents en attendant une main tendue pour baisser les babines. C'est la marque belliqueuse d'une volonté de puissance incompréhensible et intolérable. Interprétation confondante de simplisme et d'ignorance.

    La stratégie du pire

    Qui a provoqué qui ? Le grand méchant tsar Poutine ? L'Occident qui en veut à la Russie de vouloir survivre comme puissance globale ? Au point où l'on en est, il serait temps de faire preuve d'un minimum d'honnêteté intellectuelle et de dédramatiser la situation. Avant que les "jusqu'au-boutistes" locaux de chaque camp ne rendent le conflit incontrôlable et n'attisent les braises d'autres théâtres de confrontation globale avec Moscou où nous ne pouvons que perdre.

    Le risque en effet n'est pas seulement de pousser la Russie à compliquer, en représailles, notre lutte contre le salafisme combattant en Orient, en Irak ou en Syrie. Elle aussi en souffre dans le Caucase, avec la réapparition opportune d'un sombre émir tchétchène qui promet de porter le feu sur son territoire. On en vient surtout à craindre que l'Europe et l'Amérique ne se laissent entraîner dans un conflit militaire direct contre la Russie. Au prétexte - seriné à nos oreilles naïves par certains dirigeants ukrainiens - que l'Ukraine constituerait l'ultime rempart de l'Occident et de l'Europe contre la "barbarie néo soviétique" ! La montée en gamme courroucée des capitales occidentales contre Moscou et les "appels à l'aide" de Kiev rappellent une autre stratégie du pire, celle des autorités de Sarajevo en 1991-1992, avec les résultats sanglants que l'on connaît...  

    Si le président P. Porochenko, oligarque pragmatique, paraît vouloir lancer la réforme du pays le plus corrompu d'Europe, son Premier ministre A. Iatseniouk s'affaire à répandre des bonbonnes d'huile sur le feu en bombardant les faubourgs des villes pro-russes ; en refusant de payer fonctionnaires et retraités des régions félonnes, consolidant ainsi la séparation politique et économique des populations orientales d'avec celles de l'ouest du pays ; en faisant de Kiev le nouveau hot spot pour les responsables de l'Otan en goguette ; en remettant les clefs des Finances ukrainiennes à une Américaine du Département d'État opportunément naturalisée, celles de l'Économie à un Lituanien, la réforme du système de santé à un Géorgien dont on peut imaginer les soutiens et les allégeances.

    "La Russie éternelle"

    Ce n'est plus un chiffon rouge, mais un grand drap cramoisi que l'on agite sous le nez de Moscou. Tout est fait pour que la situation dégénère, que Poutine perde son calme, que ses "proxys" locaux, réels ou autoproclamés, en profitent, que les marionnettes des deux camps s'affranchissent de leurs "animateurs" pour mettre le pays à feu et à sang. Tout cela dans un contexte de faillite imminente du pays et de sanctions qui affaiblissent durablement l'économie russe, donc poussent son chef à plus de rigidité et de contrôle sur sa population.

    Un peuple qui l'adule dans son immense majorité. Pourquoi ? Vladimir Poutine lui propose de se vivre comme grand et incompris ; il l'appelle au sauvetage de la patrie et au sacrifice au nom d'une orthodoxie vivante jumelée au pouvoir politique. Il ne s'agit pas d'être pour ou contre cette alliance détonante et efficace. Poutine n'a pas besoin de notre accord ni qu'on vienne lui faire la leçon ou lui reprocher ses menaces de représailles dans l'affaire des Mistral. Il s'agit de comprendre que cette dimension sacrificielle du peuple russe constitue le socle d'un régime qui incarne la "Russie éternelle" - dont les cérémonies des Jeux de Sotchi ont donné une somptueuse métaphore -, la destinée glorieuse et souffrante d'un peuple différent par essence, qui doit survivre et trouver sa place dans le monde sans se soumettre.

    Ce vécu collectif intense est le moteur d'une formidable résilience populaire, qui protège le régime de nos assauts et que nous serions bien inspirés de mesurer, car il impacte directement l'efficacité de toute "stratégie" dans cette crise. Crise vue par les Russes, même les plus simples, surtout les plus simples, comme symbolique de la lutte en cours pour la redéfinition des "valeurs" et principes structurants de l'Occident au sens large, dont, ne nous en déplaise, Moscou se considère comme l'un des piliers.

    Un dogmatisme inopérant

    Mais, à Paris du moins, on ne prend pas le chemin de la lucidité ou de la conciliation. On s'enkyste dans un dogmatisme inopérant, on croit pouvoir encore dire à Moscou que l'on n'est pas content, que Vladimir Poutine doit faire acte de repentance, se soumettre à nos desiderata, laisser l'Ukraine basculer dans notre camp, entrer dans l'UE et l'Otan ; qu'il doit abandonner ses populations russophones à notre influence bienveillante et renoncer à une quelconque ambition de préserver et/ou de restaurer sa sphère d'influence régionale ancienne, qui nous appartient désormais. Un point c'est tout.

    Souhaitons que la récente rencontre-éclair de notre président avec le maître du Kremlin ne soit pas qu'un "coup" à visée politique interne, mais traduise une prise de conscience salutaire et durable, redonnant ainsi à notre pays une place de médiateur utile sur de multiples fronts de crise, à l'instar du rôle précieux joué par la France entre Moscou et Washington durant la guerre froide.

    En matière internationale, savoir tendre la main à l'adversaire est toujours plus fécond que lui enfoncer la tête sous l'eau lorsqu'il se noie. Mais l'Occident n'a jamais eu le triomphe modeste, pas plus aujourd'hui qu'en 1991, lorsque, l'URSS décomposée, la Russie s'est enfoncée dans la déstructuration économique et politique sous notre patronage. On n'a rien appris de cette décennie que l'on a assimilée à une "victoire".

    Dans l'affaire malheureuse des bâtiments de projection et de commandement (BPC), au lieu de gagner en crédibilité aux yeux de Moscou, de travailler la relation de confiance, on crie "au loup" tous les matins et on nourrit la défiance. On juge conforme aux intérêts nationaux et même européens de céder aux pressions américaines, polonaises et baltes (qui ne devraient pas faiblir avec la nomination de l'ancien Premier ministre polonais Donald Tusk à la présidence du Conseil européen, symbole éclatant de la mise sous tutelle de l'UE) et de renier la signature de la France en reportant sine die la livraison de nos bâtiments et en la soumettant au respect de l'accord de Minsk du 5 septembre, comme si son respect ne dépendait que de la seule Russie !

    Le coup perdant-perdant

    On dira que l'on ne pouvait pas faire moins que de surseoir à nos engagements d'État, que l'on devait cela à nos alliés. Ils se frottent les mains de notre naïveté et, comme en Iran, préparent les alternatives à nos manquements et préservent leurs relations commerciales avec Moscou - en obtenant, par exemple, l'exclusion du champ des sanctions des produits pétroliers et gaziers indispensables à l'économie allemande, ou des services financiers vitaux pour la City de Londres. Qui veut-on convaincre de notre fiabilité ? Les Russes, les Chinois, les Indiens, les Saoudiens, les Américains, les Européens ?

    Paris a inventé un nouveau coup stratégique : le coup "perdant-perdant". Désormais, nos alliés sont convaincus de notre pusillanimité, nos adversaires de notre insignifiance stratégique, nos putatifs clients en matière d'armement de notre faiblesse commerciale et Moscou de notre incapacité à constituer un canal de médiation utile. Car la politique étrangère d'un État, même en nos temps cathodiques sans histoire ni mémoire, ne s'adresse pas à sa population, mais au reste du monde. Elle doit définir et suivre un cap, mettre en cohérence des objectifs stratégiques constants, envisager les rapports de force dans leur globalité, ne pas "saucissonner" artificiellement les problèmes, mais se donner les moyens d'une influence multicanal sur un maximum de théâtres de friction ou de conflit.

    La bannière patriotique

    Or la crise ukrainienne n'est que le témoin inquiétant de l'état de la relation douloureuse de la Russie à l'ensemble du monde occidental. Elle nous impose de comprendre (ce qui ne veut pas dire admettre ou partager) la problématique d'un État multinational et fédéral, la relation d'un peuple complexe avec son dirigeant qui heurte nos consciences amollies. Car, il faut l'admettre, seule l'Union européenne a renoncé à la puissance globale et l'a réduite à son expression économique et commerciale. Le reste du monde croit plus que jamais à la souveraineté, à la projection de puissance et éventuellement de forces, à l'affirmation d'une ambition collective, à la mise en ordre de marche de populations derrière une bannière pas forcément nationaliste, mais certainement patriotique. Ce n'est pas un mouvement fasciste ou anti-moderne, mais une réaction aux illusions destructrices d'une hyper-modernité individualiste et mercantile qui trahit l'idéal libéral démocratique qu'elle prétend incarner.

    Quoi qu'il en soit, même si Washington et Pékin le déplorent, la multipolarisation à géométrie variable des centres de puissance du monde que revendique Moscou existe de fait, comme existe la lutte maladroite contre l'hégémonisme américain. La charge symbolique des postures martiales de Vladimir Poutine ne relève pas de la magie noire. Elle s'explique aisément.

    Ce qu'est la Russie ?

    Depuis la fin de la guerre froide, la Russie a fait face à un double défi unique au monde pour un empire : renoncer à sa vision d'elle-même comme pôle alternatif régionalement intégré de puissance et d'influence globale, et réformer en profondeur son système étatique et social pour le rapprocher des standards politiques et économiques occidentaux. Les difficultés rencontrées durant la décennie 1990 pour achever cette mutation colossale l'ont conduite à rechercher une voie nationale spécifique permettant d'échapper au démembrement social, au dépeçage de son économie et à l'effacement stratégique.

    La question de "ce qu'est la Russie" (le vieil ideinost) demeure centrale pour l'unité nationale d'un pays immense au coeur d'un ensemble à la fois fédéral et multinational. De ce point de vue, la triade conservatrice tsar-peuple-orthodoxie soude l'identité russe en protégeant le peuple des ferments de dilution nés de l'ouverture des années 1990. Un conservatisme garant d'une continuité historique qui transcende en les synthétisant la période impériale, celle du socialisme et celle de la démocratisation post-1991.

    La stabilité politique est dès lors vécue comme un atout et le changement comme un risque, même si la nostalgie d'un paradis soviétique perdu est essentiellement folklorique et ne signifie pas volonté d'un retour à l'âge communiste. Être à la fois différents et puissants, moderniser la tradition, trouver une forme russo-compatible du modèle démocratique : voilà la quadrature du cercle dans laquelle se débattent les dirigeants russes. Au lieu de les stigmatiser comme d'antédiluviens autocrates, l'Europe et la sécurité du monde ont tout à gagner à les aider à opérer cette délicate synthèse.

    Caroline Galactéros (Le Point, 11 et 14 décembre 2014)

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  • Le dilemme du "Chevalier blanc" sans armure

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue lucide de Caroline Galactéros, cueilli sur le site du Point et consacré à la guerre contre l'Etat islamique d'Irak et du Levant dans laquelle s'est engagée la France. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre  (Nuvis, 2013).

     

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    Le dilemme du "Chevalier blanc" sans armure

    Frappes ou pas frappes, les exécutions macabres d'otages occidentaux par les émules franchisés et galvanisés du chef des djihadistes de l'EI Al-Baghdadi vont se poursuivre, et le pire est sans doute encore à venir : la décapitation d'innocents à domicile. Face à cette agression radicale, la coalition qui frappe en Syrie et en Irak ressemble à une escadrille de Canadair déversant un peu d'eau sur une gigantesque forêt embrasée. Qui a mal éteint son feu de camp et laissé des braises couver sous la cendre ? La question n'est déjà plus là. En revanche, pour mener ce combat avec certaines chances de succès, nous devons d'abord répondre à quelques questions.On ne sait pas contre qui on se bat. Après avoir - pour des raisons différentes - diabolisé les régimes iranien, syrien et russe, nous sommes contraints à une alliance objective avec eux pour frapper le nouvel "ennemi" commun, financé, appuyé et/ou armé, sans qu'on s'en émeuve outre-mesure, par des États qui désormais participent de notre coalition. Ce jeu de dupes à entrées multiples met à mal le discours sur la "moralité" de l'affrontement. La guerre, c'est en effet le fer, le feu, le rapport de force, mais aussi la hiérarchie des cibles, les victimes civiles, la gestion toujours imparfaite et moralement insatisfaisante des paradoxes et des contradictions. En niant ces données objectives au nom de la morale - en refusant d'admettre que contrer l'État islamique fait de Bachar el-Assad notre allié objectif (et de Téhéran un partenaire précieux), en continuant à le dire notre ennemi, en cherchant à se convaincre qu'il existe des islamistes "modérés" qui nous sauront un jour gré de notre soutien pour le renverser ! -, c'est l'inefficacité militaire et le discrédit politique qui nous guettent. La guerre n'est jamais propre, jamais "juste". Arrêtons de nous payer de mots. Même nos populations n'y croient plus.

    Faire la guerre... sans mourir !

    Ensuite, que veut-on faire ? Là encore, on n'est pas sûr. L'alignement précipité sur l'Amérique, qui a son propre agenda, ne fait pas une politique. Même la Grande-Bretagne a prudemment pris son temps pour entrer dans la coalition, et l'Allemagne participe à bas bruit et avec circonspection. Veut-on frapper pour contenir localement des mouvements radicaux et éviter leur consolidation progressive sur nos territoires ? Pour casser la dynamique de succès du groupe EI, qui est en train de redessiner la carte politique du Moyen-Orient ? Frapper quelques raffineries ne suffira pas. C'est aux financiers étatiques ou privés de "Daech" qu'il faut s'attaquer, et c'est une autre histoire car certains sont pour le moins "ambivalents", voire nous sont utiles sur d'autres sujets (Turquie, Qatar et Arabie saoudite). Veut-on alors détruire l'organisation État islamique ? Mais c'est une organisation rhizomique, une structure à la fois concrète et déterritorialisée, dont la puissance réside aussi dans son immatérialité à la fois messianique et apocalyptique, et qui clame sa nature transnationale, un État sans frontières qui veut abolir les nôtres.Contre lui, les frappes aériennes sont évidemment insuffisantes. Son imbrication dans la population transformée en bouclier humain limite l'impact de l'arme aérienne, sauf à faire de gros dégâts civils qu'on ne peut plus présenter comme des "dommages collatéraux" si l'on veut pouvoir affirmer que les populations civiles locales sont les bénéficiaires ultimes de notre action de force.
    Pourtant, à chaque exécution d'otage, la pression monte sur le politique, et la proportionnalité de l'emploi de la force comme la réversibilité des postures paraissent décalées face à la barbarie des modes d'action de l'adversaire. Bref, notre moralisme entêté nous place dans la situation intenable du "chevalier blanc" sans armure.
    Il est vrai que nous voulons faire la guerre... sans mourir ! À distance, de très haut ou de très loin, face à un adversaire qui espère la mort comme nous chérissons la vie, un adversaire qui, ne pouvant faire la course à la technologie, compense par l'exercice d'une violence au plus près et sans limites un adversaire dont les chefs n'ont aucun problème de recrutement, d'effectifs ou de financement, et que chaque attaque aérienne ou de drone fanatise ! Un adversaire rustique, robuste, endurant, fondu dans la population et prêt à la sacrifier pour ses buts guerriers. Bref on voudrait que la technologie nous aide à gagner la guerre sans devoir la faire au sol, en nombre suffisant et dans la durée. Car les pertes humaines semblent scandaleuses et dangereuses à nos politiques. À leurs yeux, le héros est mort, le soldat est devenu un individu à protéger, un citoyen comme les autres, c'est-à-dire de moins en moins citoyen. La vaillance disparaît de la symbolique guerrière... Sauf chez l'adversaire, qui, lui, valorise le sacrifice, promet le paradis, stigmatise notre attachement à l'existence hic et nunc comme une insigne faiblesse.

    Arbitrages politiques inconséquents

    Enfin, "schizophrénie" ultime, nous voulons intervenir partout, mais sans moyens... La France a réduit les formats et les équipements de ses armées à une peau de chagrin. Nous sommes "à l'os", une armée "échantillonnaire" que le prescripteur politique, pourtant, engage avec prodigalité sur tous les théâtres, pour contenir la violence du monde et manifester la souveraineté du pays. Mais l'expression "intervention symbolique" est malheureusement à double sens... Dans l'incurie généralisée d'un État entropique et nécessiteux à force de gloutonnerie, les armées ont été les seules à obéir à l'injonction budgétaire sans paralyser le pays et à se laisser réduire à la portion congrue sans broncher... jusqu'à maintenant. La réalité du monde nous rattrape. Un monde de plus en plus dangereux, en partie du fait des fronts ouverts de notre propre initiative au nom d'une volonté de transformation bienveillante des équilibres régionaux, au nom de la démocratie et de la justice, au nom des peuples, qui se retrouvent pourtant souvent massacrés ou instrumentalisés pour des luttes abstraites dont ils sont les perpétuels otages.
    L'ingéniosité de nos chefs militaires et de nos soldats, leur courage intrinsèque, leur volonté de "faire avec", de remplir coûte que coûte les missions attribuées ont certes déjà permis des miracles, mais la réalité est là. On ne peut être partout sans effectifs ni moyens conséquents en nombre et en état. Le "maintien en condition opérationnelle" de nos matériels comme de nos soldats est mis en danger par des arbitrages politiques inconséquents. Il faut cesser de gager l'action de nos armées sur des "ressources exceptionnelles" hypothétiques, elles-mêmes dépendantes d'une croissance spectrale et de la vente d'actifs surévalués... Le début d'une remise en cohérence de nos ambitions, de nos intérêts et de nos moyens est à ce prix. Les Français comprendront alors parfaitement que leurs armées servent à quelque chose, à chacun, chaque jour. Ils ont tout à y gagner.

    Caroline Galactéros (Le Point, 10 octobre 2014)

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